Je le leur avais promis. D’autant que je leur avais déjà dit que j’irai les voir en novembre dernier lorsque je suis venu à Bundi, mais je n’avais pas pu. La famille Sharma. Je leur avais promis de passer les voir. Cette fois, j’y suis allé.
La famille Sharma était les personnages phare de notre camp à la Kumbha Mela. Les mâles de la famille récitent la Baghavad Gita lors de cérémonies religieuses, c’est leur truc.
Le père
Le père, qui a lui-même succédé à son père, est un des notables et gros propriétaire terrien de Bundi. Il a plusieurs publications religieuses à son actif et règne apparemment en maître dans son village de Chatraputra, au sud de Bundi, un village en grande partie composé de la famille. Toutes les grosses maisons du coin appartiennent à un frère ou un oncle. Lors d’une de mes visites, le grand chef de la police de Bundi est passé lui présenter ses respects. A côté de ses fonctions de prêtre, il officie comme astrologue et gère ses champs de céréales et de riz, ainsi que ses vergers. Les Sharma sont donc des brahmanes influents, ils le savent et ça se sent.
Le père est en train de passer la main à son fils, Rituraj, dont il est très fier, visiblement. C’est une homme difficile d’accès, et ce n’est apparemment pas qu’une question de langue – il parle très peu anglais, quelques mots. C’est un homme qui survol son monde, toujours d’une bonne hauteur. Il est le maître et garde une certaine distance avec le commun des mortels.
A la Kumbha Mela, j’ai ressenti quelque retenue de sa part à notre présence. Il l’a acceptée, mais je sentais une forme de réticence, et lorsque je lui ai dit que je viendrais volontiers avec eux à la prochaine Kumbh’ en 2016, il n’a pas sauté de joie. Néanmoins, son attitude a été nettement plus cordiale lors de cette nouvelle visite. Peut-être était-il dans ses murs et n’avait-il plus à asseoir son autorité.
Il est un fervent partisan du Bharatiya Janata Party (BJP), le parti nationaliste hindou qui a le vent en poupe actuellement. Son frangin, chez qui nous nous sommes arrêtés ce soir pour boire un tchaï avant qu’ils ne me ramènent à ma guesthouse, semble être un des leaders locaux du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), une milice paramilitaire de l’extrême droite hindoue, interdite à plusieurs reprises durant le XXe siècle. Lorsque, plus tôt dans la soirée, j’ai dit à Chitra que je venais de travailler dix ans pour le PS et pour des syndicats, elle a souri, mais n’a pas traduit…
La mère
La mère assume à la fois un rôle de femme en retrait de son mari – elle s’assied par terre lors d’une de nos discussions, sa dupatta lui couvrant une bonne partie du visage, tandis que les autres sont installés sur un lit – et un rôle important dans la communauté. Elle a acquis de « nouveaux pouvoirs » (« new powers »), paraît-il, depuis la Kumbha Mela et les gens viennent de loin pour faire la file dans l’entrée de la maison, en attendant qu’elle les reçoive pour les aider à résoudre leurs problèmes personnels. Une espèce de marabout, en quelque sorte.
Rituraj
Rituraj, le fils de vingt-trois ans, commence à reprendre le filon paternel. Il a fait son premier récit de la Bhagavad Gita à vingt ans, devant un parterre d’un millier de personnes, après y avoir été formé depuis son plus jeune âge. A la Kumbha Mela, c’est lui qui a raconté l’histoire de Krishna durant toute la semaine, du matin au soir, devant les pèlerins avec qui nous avions fait le voyage. Avec en prime une retransmission TV nationale d’une de ses prestations. Il n’en était pas à son coup d’essai, une telle diffusion « all over India » ayant déjà eu lieu durant un pèlerinage à Badrinath, accompagné de deux cents de ses « followers ». Son anglais s’est bien amélioré en une année et maintenant nous pouvons communiquer assez facilement sur des sujets simples.
J’ai pu constater lors de nos balades en moto que la moitié de la ville le salue au passage, dont bon nombre de jeunes filles avec un grand sourire. Il a l’assurance du jeune homme connu et reconnu. Il sait quelle est sa place dans la hiérarchie sociale de Bundi: au sommet. Quand il parle des champs de son père, il dit déjà « mes champs ». Il y en a pour cent millions de roupies, « but it’s not cash », regrette-t-il. Son avenir est tracé, il marche dans les pas de son père. Sans s’en écarter et sans que la question ne l’effleure.
Il me déclare avec fierté être un grand fan de Narendra Modi, une nationaliste hindou du BJP, contesté pour sa participation aux violences communautaires dans le Gujarat en 2002 et actuellement pressenti comme futur premier ministre de l’Inde. J’avais d’ailleurs déjà constaté sur Facebook que toute l’équipe de la Kumbha Mela était sympathisante du BJP. Il a beau se la péter pas mal, Rituraj est un gars d’une grande gentillesse.
Chitra
Et puis… et puis y a Chitra, qui peut être belle comme un soleil… avec ses grands yeux noirs en amande et son sourire toujours un peu triste. C’est elle qui a le meilleur anglais et qui traduit nos conversations. Elle rêve de vacances à Paris, le summum de la cité romantique à ses yeux, mais ses parents pour l’instant s’y opposent. Peut-être avec son futur mari, le jour où elle en aura un. En voyage de noce, pourquoi pas ? Elle fait ses études à Jaipur, n’est ici que le temps des vacances et repart d’ailleurs demain.
Elle semble être la membre de la famille la plus intelligente et celle aussi qui a le plus de recul. Elle ne semble pas partager l’enthousiasme de son frère pour les extrémistes hindous. Lorsque Chitra traduit, elle donne souvent l’impression de ne pas partager les positions de sa famille, sans pour autant oser le dire ouvertement. Ce qui ne l’empêche pas d’intervenir avec énergie dans les discussions. Chitra représente la nouvelle génération de femmes indiennes, des femmes en voie d’émancipation et d’affirmation. Ses études à Jaipur, dans un contexte universitaire et en dehors de son cadre familial, y ont certainement contribué, mais c’est réjouissant de le constater dans une petite ville râjasthâni comme Bundi, encore très conservatrice.
Mais peut-être ne reviendra-t-elle pas à Bundi. Ses études en informatique se terminent cet été et elle a postulé pour un poste dans les forces de police, un job qui, en Inde, pourrait l’envoyer bien loin des siens. Mais c’est également réjouissant qu’une nouvelle génération de femmes entrent dans le monde très macho des flics indiens.
Pandit Mahavir
Et il y a encore Pandit Mahavir, je ne dois pas l’oublier ! Il ne fait pas partie de la famille à proprement parler, mais est le fils d’un ami de la famille et travaille chez les Sharma comme cuisinier. Pandit Mahavir est un peu le benêt du village. Pas très beau, assez corpulent, on se fout facilement de sa gueule dans la communauté. Il a un peu le rôle du fou du roi. Mais c’est quelqu’un avec un cœur gros comme ça ! qui a pleinement sa place dans la famille, qui est accepté tel qu’il est. A la Kumbha Mela, il nous a adoré, PA et moi, et a passé son temps à nous prendre dans ses bras à la moindre occasion, en souriant béatement. Il ne parle pas anglais et c’est sa manière de nous montrer son affection.
On l’a croisé au bord de la route avec Rituraj le premier jour où je me rendais chez les Sharma. Nous en minibus, lui à pied. On s’est arrêté et il m’a sauté dans les bras, heureux, heureux. Il s’est mis à frotter sa tête contre la mienne et j’ai bien cru qu’il allait me rouler une pelle… mais non… ouf… Mahavir, c’est un des noms de Hanuman, le dieu singe. Hanuman symbolise la force et le courage bruts, mais sans avoir a réputation de voir plus loin que le bout de son nez. Pandit Mahavir est un peu comme ça. Il porte bien son nom et je l’aime beaucoup pour son grand cœur et ses démonstrations d’affection.
Je suis à Bundi depuis quelques jours et j’ai pris contact avec eux, ils m’ont invité à venir chez eux, ainsi que le lendemain. Malgré nos évidentes divergeances politiques – dont je ne fais pas trop état, ils ont le coeur sur la main.