Je sortais d’une terrasse lorsque j’ai rencontré Reza, personnage complexe et intéressant, avec des yeux tristes et cernés, mais un superbe sourire, rayonnant et chaud. Quand il sourit. Reza est un musulman convaincu. Pardon, un chiite convaincu… Il vit sa religion avec le cœur et avec l’esprit.
Il m’a hélé en anglais et dans un premier temps, comme il me posait des questions sur mes intentions de balades dans la région, je l’ai pris pour un guide qui cherchait le chaland. J’étais un peu sur la réserve. Je me suis détendu lorsqu’il m’a dit être aussi touriste à Masuleh.
Nous avons discuté plus d’une heure lors de cette première rencontre, en plein soleil sur un toit. A vrai dire, c’était plus un monologue qu’une discussion, car Reza parle beaucoup. Il pose des questions, mais écoute rarement les réponses jusqu’au bout, comme beaucoup d’iraniens d’ailleurs. Enfin, pour être précis, lui est kurde, bien qu’il vive avec son père et son frère à proximité de l’autoroute qui relie Téhéran à Qazvin, depuis qu’il est de retour en Iran, voici plus d’une année.
Il ne maîtrise pas l’anglais à la perfection, son vocabulaire est assez restreint et sa grammaire plutôt sommaire, mais il le parle avec aisance autant qu’avec le cœur. Il n’a jamais pris de cours, il l’a appris sur le tas, oralement. Les caractères romains lui restent encore des hiéroglyphes difficilement déchiffrables. L’écran de son portable est couvert de lettres et de chiffres farsi.
Nos rencontres
Nous avons dîné ensemble le soir même après s’être rencontré par hasard dans la rue alors que tout deux nous cherchions un restaurant. A la fin du repas pris à même le sol, il a insisté pour m’inviter. J’ai finalement accepté à condition que ce soit à charge de revanche. J’ai pu lui rendre la pareille le lendemain. Masuleh étant un petit village, nous nous sommes aussi rencontrés à plusieurs reprises en journée, sur des terrasses ou dans la rue ; nous y avons chaque fois longuement partagé.
Lorsque j’ai fait sa connaissance, je le pensais dans les premières années de la cinquantaine, avec ses cheveux grisonnants et son visage un peu fatigué. J’ai été surpris d’apprendre qu’il est plus jeune que moi. Reza a quarante-et-un ans, j’en ai quarante-quatre. Lui, trouve que j’ai une tête de gamin.
Le mystère de ses jeunes années
Il faut dire qu’il a eu une vie difficile qui a certainement laissé des traces. Rapidement, il a évoqué un premier mariage dans la vingtaine et la perte d’un enfant. Je n’ai pas eu le courage d’aborder plus en détail cette période de sa vie. Se la remémorer a fait resurgir des souvenirs enfouis ; son visage s’est décomposé un instant, avant qu’il ne passe à une autre époque de son parcours, plus tardive, moins lourde.
Lorsqu’il parle de son passé, la période précédant son départ pour l’étranger semble un grand vide amnésique. Tout commence là, quand il a environ vingt-six, vingt sept ans et qu’il décide d’aller tenter sa chance en Europe. Il est seul. Son fils est mort ; sa femme je ne sais pas, mais elle n’est déjà plus dans son monde lorsqu’il part.
L’espoir d’une vie nouvelle
Il n’a pas d’argent, peut-être même pas de passeport, juste une vision, un désir, qui le poussent à partir vers d’autres horizons. Impossible donc pour lui d’accéder légalement à son rêve, alors que le Royaume-Uni exerce une attraction irrésistible sur lui. Il y voit son avenir. Dès lors, Reza se rend aux portes de la forteresse Europe : Istanbul. De là, il espère franchir l’infranchissable et pénétrer au cœur de son éden. La route sera encore longue.
Porte fermée
1997. A Istanbul, la porte sur l’Europe ne donne que sur la Grèce. Il faut passer illégalement la frontière. Avec des passeurs. Ça coûte. Or Reza n’a pas un sou en poche. Il relève ses manches et travaille dans un donner kebabs six mois durant pour financer son évasion. Mille dollars par tête de pipe. Lorsqu’il a économisé cette somme, il retourne trouver le Réseau qui organise la traversée clandestine. Il rejoint un groupe de dix-huit personnes avec qui il passera dix nuits – pour échapper aux contrôles – à marcher au travers de montagnes arides, jusqu’à la terre promise. Enfin, à mi-chemin de la terre promise… Il y avait d’autres moyens plus rapides depuis le Bosphore, notamment le bateau ou le camion. Mais c’était plus dangereux. Et surtout plus cher. En partant, il refuse de verser l’argent de la traversée aux passeurs avant d’être arrivé à bon port.
Arrivé à Athènes, se repose la question du financement de la suite du voyage. Il est à sec, toutes ses économies sont parties dans les poches des passeurs. Il doit se refaire pour poursuivre sa route. La restauration y sera à nouveau son tremplin, mais il passera deux ans en Grèce, au terme desquels il décrochera son billet tant attendu pour la Grande-Bretagne.
L’asile politique
Arrivé en Albion, il dépose immédiatement une demande d’asile politique. Pas trop difficile quand on est kurde iranien. Lorsque je lui demande s’il y avait effectivement des motivations politiques à son émigration, il sourit en secouant la tête. « Comme 98% des requérants d’asile originaires de la région, affirme-t-il, l’argument politique n’est qu’un prétexte pour obtenir facilement une autorisation de séjour en Europe ». Je lui fait part de mes doutes sur les chiffres qu’il avance, connaissant moi-même en Suisse de nombreux réfugiés encore actifs politiquement dans leur exil. Il me fixe, un sourire en coin, un sourcil relevé.
« Mon amie la rose »…
L’Etat britannique le loge dans une petite ville au sud de Londres, sur la côte. Il y goûtera aux fruits défendus sous le régime islamique: whisky, bière, femmes. Alors qu’il habite dans un petit hôtel, il rencontre fortuitement sa voisine, une jeune femme d’origine chinoise, dans un pub. Elle tient une petite guesthouse à côté de son hôtel. Ils se rencontrent une fois, deux fois. Elle résiste un peu, puis lui cède. Les yeux de Reza s’illuminent lorsqu’il détaille ses premières relations libres. Leur idylle durera huit ans, durant lesquels il trimera. La vie de réfugié n’est pas aussi rose qu’il l’avait imaginée. Il bosse à nouveau dans un döner kebab, avec un patron et des collègues turcs. Six jours par semaine pour mille deux cents livres par mois, au noir. « Ce n’était pas beaucoup, mais j’étais nourri-logé, pas de charges sociales, c’était de l’argent de poche ; du cash. Ça me suffisait. J’en envoyais même une bonne partie à mon père ». Cependant, il stagne, impossible de décoller. Malgré les années qui passent, il continue à servir des kebabs au noir. Ses amours également. Lui rêve mariage, mais découvre que son amie chinoise, bien que séparée, est déjà mariée à un chinois fortuné de vingt ans son aîné. La situation la satisfait et elle ne songe pas au divorce. Reza se sent trahi. Ils séparent, puis se remettent ensemble plusieurs fois. Il déchante.
Vivre l’Islam…
Peu après avoir commencé à travailler dans le döner kebab, son patron se trompe en lui donnant sa paie. Cent livres de trop. Honnête, Reza relève l’erreur et restitue la somme indue. Un malaise l’habite toutefois. Il a le sentiment qu’il a été testé et pose ouvertement la question à son boss, qui dément catégoriquement.
Trois semaines plus tard, une nuit, alors qu’il sombre dans le sommeil, un des douze Imams du chiisme, dont je n’ai pas retenu le nom, lui apparaît en songe. Dans son état de semi-conscience, il distingue clairement son visage, sa barbe, jusqu’à ses épaules. L’Imam lui dit que son boss n’a pas été honnête avec lui et l’a effectivement testé. Le lendemain, Reza confronte son boss, qui finalement reconnaît la duperie. C’est la première expérience mystique de Reza. Par la suite, tout en étant pleinement éveillé, il entendra à plusieurs reprises « la voix de l’Imam dans son cœur ».
…de la paix et de la tolérance.
Peu à peu, confronté aux désillusions de l’Occident et renforcé dans ses croyances par ses expériences mystiques, Reza se tourne vers sa religion, le chiisme, qu’il perçoit comme une relation d’amour et de confiance entre son cœur, son âme et dieu. Mais aussi dans la tolérance et le respect d’autrui. Lorsque je lui apprends que je suis bouddhiste, c’est la curiosité qui domine. Il ne sait pas exactement ce que c’est. Il essaie de comprendre ma démarche – sans toutefois y arriver, je crois – et me pose beaucoup de questions. C’est aux sunnites qu’il en veut beaucoup, eux qui selon lui sont les vecteurs d’un Islam violent et intransigeant, aux antipodes de ses propres conceptions musulmanes. Qui discréditent dans le monde une religion de paix et d’ouverture et persécutent les chiites, pacifiques, dans plusieurs pays de la région, particulièrement en Irak. Lorsqu’il en parle, il perd son sourire et son regard se fait dur. Pour lui, Ben Laden et ses Talibans ne sont pas de vrais musulmans, que des terroristes politisés qui tuent leurs frères et n’a pas de mots assez durs à leur encontre.
Le retour au pays
Il est maintenant revenu en Iran depuis plus d’une année. Il lit régulièrement le Qoran, fait ses prières plusieurs fois par jour et ouvre son cœur aux autres. Les petites économies qu’il a réalisées durant son séjour en Angleterre, il les a investies dans l’immobilier, commençant petit. Il achète des terrains, les fait bâtir et les revend, réalisant toujours un petit bénéfice qui lui permet de vivre correctement. Il possède aujourd’hui un passeport britannique, mais ne s’imagine pas retourner y vivre.
Mariage focus
Lorsque je le rencontre, il est à Masuleh en vacances. Mais pas que. La mort de son fils le poursuivant, la mid-life crisis pointant, il focalise sur sa descendance. Reza veut des enfants. Reza cherche donc assidûment une femme. Quand il voyage, il en profite toujours pour essayer de dénicher la perle rare. Lorsque je m’étonne que lui, l’homme qui a voyagé, qui a vécu en Occident, cherche une femme dans ces contrées rurales, imaginant qu’une conjointe ayant un parcours similaire lui conviendrait peut-être mieux, il me rétorque qu’il cherche une femme, oui, « mais une femme bien. Une qui porte le tchador et vit l’Islam dans son cœur. ». Pas une de ces filles occidentalisées de Téhéran, donc… Il veut une femme qui s’occupera de lui, de ses enfants et de son intérieur. Mais aussi quelqu’un avec qui ils ne formeront qu’un.
A Masuleh, il est allé rencontré le vieux qui s’occupe de la mosquée et connaît tout le village. Il lui a demandé s’il ne connaîtrait pas une femme qui pourrait être intéressée. Il en a rencontré plusieurs, mais elles n’étaient pas à son goût. L’une avait «un très beau corps, mais des mains trop maigres», l’autre « un très beau visage, mais était trop enveloppée». Pour lui, «c’est important qu’elle soit belle à l’extérieur» pour qu’il ait «envie d’aller voir si elle est aussi belle à l’intérieur». L’âge aussi est important. Il ne veut pas qu’il y ait une trop grande différence entre les deux. «Trente-huit ans, c’est un bon âge, tu crois?» me demande-t-il après avoir rencontré une aspirante de cet âge-là le matin même.
Un après-midi, alors que je rédigeais un post dans ma chambre, on m’appelle depuis la rue. Je sors sur le balcon. Reza est dans la rue. Il me dit qu’il va certainement quitter Masuleh en fin de journée, bien que ce ne soit pas encore tout à fait sûr. Il est venu pour me dire au revoir. Je descends et le rejoins. Il commence à saturer à Masuleh, où il est déjà depuis plusieurs jours. Il est temps de rentrer chez lui.
Les miettes de pain
On va pour s’asseoir sur le muret, lorsque j’aperçois des débris séchés de galette (du pain local) à l’endroit où je voulais poser mes fesses. D’un geste automatique, je les balaye de la main et les propulse par terre. Reza a un haut le corps, il se précipite pour les ramasser en m’expliquant, didactique et un sourire bienveillant aux lèvres, qu’en Iran le pain ne se met jamais par terre. Il le repose ensuite sur le muret, un peu plus loin.
A la maison, si…
Je lui exprime le plaisir que j’ai eu à passer ces moments à discuter avec lui ces derniers jours. Je l’informe que j’ai aussi besoin de rester encore deux jours à Masuleh, ce qui m’empêchera de m’arrêter à Qazvin sur le chemin de Téhéran, mais que je reprendrai contact avec lui à mon prochain séjour en Iran. Ce jour-là, dit-il, je serai le bienvenu à loger chez lui s’il n’est pas encore marié – car il semble que ce ne soit pas trop bien vu qu’un couple invite chez lui un célibataire. Et Iran, c’est un geste d’hospitalité habituel que d’offrir le gîte et le couvert à ses amis. Tant que possible, ils tentent de leur éviter l’hôtel. On se quitte sur le parking devant chez moi. Il se retourne trois fois pour me faire signe de la main, un sourire radieux illumine sa face.
Le soir, alors que je mange au restaurant, Akbar passe me saluer. C’est un jeune gars, un électricien-plombier à tendance socialo-végétarienne, qui bosse dans le coin et parle assez bien anglais.
Il m’apprend que Reza est parti en fin d’après-midi.